Quand tu vas chez le cuisiniste

#ArticleSerieux

Pour entamer ce nouvel article, je plante le décor. La cuisine équipée était déjà installée quand j’ai acheté mon appartement. A l’époque, elle avait environ quatre ans et elle présentait bien. Le commercial de l’agence LaForêt m’explique que c’est une cuisine Ströemelbrück qui vient du grand magasin bleu et jaune.

Un rapide passage par un moteur de recherche m’apprend que les cuisines équipées de ce magasin, bleu et jaune, sont imbattables quant à leur tarif. Donc quand tu choisis cette marque, tu en as pour ton argent, c’est-à-dire… pas beaucoup. Et effectivement, les années ont métamorphosé ma cuisine équipée en ruine. Je peux faire de l’urbex chez moi !

Et pour couronner le tout, je comprends rapidement que l’ancien propriétaire n’a pas fait appel à un poseur, mais a fait le travail lui-même, autrement dit comme un gougnafier. Bref, entre la peinture qui craquelle, le plan de travail usé et les joints mal faits, les câbles électriques qui pendouillent, ma cuisine n’a plus qu’un seul avenir : la décharge municipale.

Je débute donc mes recherches sur le net pour trouver un cuisiniste. Première découverte, il existe trois gammes de cuisiniste : les pas chers (Ikea, Leroy Merlin, But, etc …), ceux qui coûtent un bras (Darty, Ixina, Lapeyre, etc … ) et ceux qui coûtent les deux bras, les reins, le codevi, le PEL et le petit bonhomme vert à 45% d’intérêts si vous prenez une option (Schmidt, Arthur Bonnet, etc …)

Il se trouve qu’il y a un Ixina dans mon patelin. J’appelle. Oui, parce que j’ai un problème existentiel : je ne me vois pas démonter mon ancienne cuisine et porter sur mon dos les meubles jusqu’à la décharge. Il faut donc que le cuisiniste me propose un service de dépose et d’évacuation de l’ancienne cuisine.

Le monsieur Ixina, m’explique que c’est possible, mais il ne chiffrera pas cette partie. Il me communiquera des coordonnées d’entreprises avec lesquelles il a l’habitude de travailler, mais comme ce n’est pas sa partie, il ne mettra pas ce service dans son devis. Et le monsieur Ixina, il est très insistant sur ce point.

C’est bon, monsieur, j’ai compris !

Il est aussi très commercial, il a réussi à me fixer un rendez-vous pour le surlendemain.

Comme je suis joueur, j’appelle Schmidt. La réponse est beaucoup plus claire : tout à fait monsieur, la dépose et l’évacuation sont compris dans la prestation. Parfait, je prends rendez-vous pour le lendemain.

Je ne raconte pas mon rendez-vous chez Schmidt, car ça s’est super bien passé. Un concepteur au top, qui n’essaie pas de me refourguer des trucs dont je n’ai pas besoin, à l’écoute, qui me regarde et dessine au crayon de bois sur sa feuille.

Mais je vais vous raconter le monsieur Ixina, parce que celui-là, il vaut son pesant de cacahuètes !

Je suis arrivé un peu en avance. Il me propose de m’asseoir à son bureau, il termine un dossier et s’occupe de moi. Je regarde autour de son bureau. Il y a des meubles derrière lui et sur le côté. En face de moi, un écran géant qui projette une photo de cuisine. Mais le plus intéressant, c’est tout autour de l’écran et sur le meuble à côté : des diplômes de meilleur vendeur décernés par Ixina. Il y en a des dizaines, que dis-je des centaines. Il y en a tellement que je ne peux les compter. Moi qui ai mis des années pour en obtenir un seul, mon doctorat, j’ai vraiment le sentiment que ce sont des diplômes en carton pâte, édités automatiquement à la fin de chaque mois pour célébrer … sa présence derrière son bureau.

C’est parti, il crée mon dossier, me demande mes coordonnées. Il tapote sur son clavier tout en monologuant : « Ha zut, non, c’est pas ça ! Et oui, Ctrl Z ça marchera mieux, Vi-lli-ers-sur-Mar-neuuu, je ferme la fenêtre. Ha zut, non pas comme ça …« . Pendant le rendez-vous, deux heures et demie tout de même, il aura parlé à son écran 98% du temps. Je me sens un peu seul…

Il enchaîne d’emblée avec l’histoire des coordonnées des entreprises pour faire les travaux de préparation. Et là, je sens qu’il se passe quelque chose, car il exagère un tantinet les choses. Il m’explique que l’intervention d’une entreprise, c’est grosso-modo 4 à 5000 euros. Comme j’ai rencontré Schmidt la veille, j’ai un repère pour ce prix et là, c’est carrément InflationMan : souffle dans mon gros tuyau, tu vas faire gonfler le ballon.  « Vous comprenez, c’est la main d’oeuvre, la TVA, tout ça …« . Et il continue : « mais bon, vous savez, je peux aussi vous proposer une solution plus simple » et là, je l’entends tournicoter, prendre des pincettes, tourner autour du pot « oui, c’est-à-dire, vous voyez, si on ne s’embête pas avec la paperasse, c’est automatiquement moins cher, parce que bon, vous savez …« .

Taboo, vous connaissez ce jeu de société où le but est de faire deviner à son équipe, le mot indiqué en haut de la carte, sans utiliser les 5 mots Taboo indiqués en dessous ?

On était exactement dans cette situation. Et les 5 mots Taboo inscrits sur sa carte sont : « travail au black », « travail au noir », « travail dissimulé », « travail clandestin » et « fuck l’Urssaf ! »

Il m’explique que c’est son ami, son meilleur ami en qui il a toute confiance. C’est quelqu’un de très professionnel, très rigoureux, tous les clients qui ont fait appel à lui sont toujours très satisfaits. Bref, il est dithyrambique et ne tarit pas d’éloge sur son potto Paulo, qui ne travaille que le week-end ou en fin de journée … comprenne qui peut

J’avoue, j’ai pris un malin plaisir à ne pas l’aider, à le laisser tourner autour du pot et à faire celui qui ne pigeait pas la combine. Et il a ramé le monsieur Ixina. Tellement ramé qu’il attaquait la falaise !

En parfait comédien que je suis, je montrais un visage impassible, à l’écoute de son discours, concentré comme jamais sur ses paroles. Mais intérieurement, j’étais devant le sketch « Star Wars vu par le Palmashow » : PTDR puissance dix !

En effet, sans trop en dire, il se trouve que je travaille dans la fonction publique. Et dans ma fiche de poste, il y a l’activité d’inspection. Alors, je ne suis pas inspecteur du travail, tant s’en faut, mais je connais parfaitement les rouages de la fraude au travail dissimulé et ce qu’il faut faire dans cette situation. Vous imaginez le côté cocasse de la séquence.

Pour la prise de rendez-vous, il avait mon nom et mon prénom. Il suffisait de google-iser tout ça et il serait tombé sur mon profil LinkedIn. Il aurait très vite compris, qu’il n’avait pas intérêt à me proposer ce type de prestation. Cela veut dire, qu’il propose les services de Paulo à tous ses clients, sans même savoir à qui il s’adresse …

Il est bien resté 10 minutes sur ce sujet, et il a terminé en me donnant le prix des travaux si je passe par son pote « Mon amis vous fera ça pour 2500 €« . Ce montant est important, mémorisez-le, vous verez à la fin.

Bref, après la séquence Mr Bean, on passe aux choses sérieuses. Il me demande mon budget. Je n’avais pas du tout envie de lui dévoiler ce que j’étais prêt à mettre, mais je n’ai pas eu le choix. J’avais la référence Schmidt de la veille, en tête et je savais qu’Ixina était beaucoup moins cher. Je ne lui ai donc pas donné mon budget, mais une cible, à la louche, de ce que pourrait être son devis par rapport à celui de Schmidt. D’accord, les dés sont un peu pipés dès le départ, mais comme il veut absolument un budget, difficile de faire autrement. Je lui donne une formule un peu floue : « autour de 10« , comprenez autour de dix mille euros.

Il va s’ensuivre 2 heures de monologue avec son écran. Il dessine les meubles. Me demande si je souhaite de l’électroménager. Et là, je sens qu’il veut absolument me fourguer la totale : four, plaque de cuisson, lave-vaisselle, four micro-onde encastrable. Et vous comprendrez, à la fin, pourquoi il y tient si fortement. Me voilà donc avec un four micro-onde encastrable parce que le mien est tout vieux et posé sur le plan de travail. J’ai également pris une plaque de cuisson induction, car c’est beaucoup moins énergivore que ma vitrocéramique actuelle.

On arrive à la fin, il projette ma cuisine sur son grand écran derrière lui. Wahou ! je reconnais que c’est du beau travail. Il fait tourner la cuisine dans l’espace pour que je regarde tous les points de vue. C’est juste magnifique. Et il continue son discours commercial : j’ai vraiment une super cuisine, il a mis « full option ». Éléments vitrés, façades avec cadre, spots encastrés dans les meubles, tapis antidérapant dans les tiroirs, poubelle à tri sous l’évier … tout, je vous dis.

Arrive le moment de la douloureuse. Bizarrement, il prend ses précautions : « On est bon ! Vous allez voir. Je vais vous annoncer un tarif, mais ne vous inquiétez pas, on va voir comment retomber sur nos pattes« .

Et le tarif qu’il m’annonce, c’est … 18 650 euros ! Oui, oui, vous avez bien lu ! On est presque au double du budget qu’il m’avait demandé. À partir de là, je vais aller de surprise en surprise. Il commence par le four micro-onde : « c’est cadeau, je vous l’offre !« . La plaque induction : « c’est cadeau, je vous l’offre !« . L’évier et le mitigeur : « c’est cadeau, je vous l’offre !« . C’est Noël avant l’heure. Ce mois-ci, j’ai vraiment beaucoup de chance, car il y a l’opération « 150 euros de cadeau tous les 1000 euros ». Donc sur 18 650, ça fait 2800 euros de moins. Et il n’en fini plus de remiser… sans que je demande quoi que ce soit. Je n’ai rien négocié, je l’écoute et le tarif fond comme neige au soleil pour atterrir à … 9 700 euros ! « Vous voyez, on y est ! » me dit-il fièrement en prenant soin d’ajouter « ce n’est pas pour rien qu’il y a autant de diplômes derrière moi ! »

Et là, je me dis « chapeau l’artiste !« . Ma cuisine vaut presque 20 000 euros et moi, je ne la paie que 9 700. Je suis un privilégié !

En réalité, il a utilisé une technique bien connue en psychologie que l’on appelle « L’ancrage des prix ». C’est un biais cognitif très puissant. Il ancre le prix de 18 650 euros dans mon esprit. Puis, il m’annonce qu’au final, je ne paierai que 9 700. Ce qui fait passer le 9 700 pour ridicule au regard du 18 650. Et le client succombe… mais pas moi

Maintenant, vous avez compris pourquoi il voulait me fourguer plein d’électroménager : c’était pour mieux en faire cadeau à la fin dans sa stratégie de remise.

Posons-nous cette question : pourquoi m’annoncer un tarif prohibitif alors qu’il sait pertinemment que la cuisine ne vaut pas ce tarif de départ ? Ce n’est pas la vraie valeur de la cuisine. Je n’ai rien demandé, rien négocié et voilà que, de lui-même, il fait chuter le prix. Ce n’est donc pas pour mes beaux yeux qu’il descend son prix et je comprends qu’il le fait pour tous ses clients. Alors pourquoi fait-il cela si ce n’est pas pour un tour de passe-passe commercial ?

Autre question : à 9 700 euros, s’est-il saigné aux quatre veines pour me faire plaisir ? La réponse est évidemment négative. Car il doit marger sur cette vente. Si non, comment payer le bâtiment dans lequel il est, son show-room, son salaire, etc … et on sait que les cuisinistes margent bien. Donc 9 700 c’est le prix de la cuisine avec la marge de monsieur Ixina.

On sait qu’un cuisiniste, ça marge entre 50 et 70 %. Donc le vrai prix de ma cuisine Ixina, c’est entre 6 466 et 5 705. On est vraiment très loin des 18 650 annoncés et le monsieur Ixina le sait … Je serais presque prêt à parier que son écran, que je ne vois pas, lui affiche le vrai prix pour qu’il puisse remiser avec autant de dextérité.

Et je vous propose une dernière question, en guise d’estocade finale : si je lui avais répondu que mon budget était de 2000 euros, aurais-je eu cette même cuisine pour … 1400 euros ?

Je rajoute cette partie car je reviens de chez Cuisine Schmidt avec qui j’ai signé. Savez-vous combien vont me coûter les travaux de rafraîchissement des murs de ma cuisine ? Vous savez ceux que Paulo fait au black pour 2500 € ? Ils vont me coûter 1300 €. Oui, oui, vous avez bien lu : réalisé dans les règles de l’art, avec un artisan qui a pignon sur rue, avec devis, facture, tva et tout le tralala, ça me coûte 1200 € de moins que Paulo qui travaille au black … ça mérite réflexion, non ? vous ne trouvez pas ?

Bon, par contre le projet global, en version cuisine Schmidt, est bien loin de celui d’Ixina … il m’a coûté mes deux bras …

News du dimanche 9 juillet 2023 : Aujourd’hui, je vais au marché de Villiers et je tombe sur cette affiche :

Permettez-moi d’être mort de rire car, j’y suis allé bien avant cette promo et si vous avez lu (ou écouté) j’ai eu droit à 100% de réduction sur l’électroménager neuf, plus 48% de réduction sur la cuisine. Vous savez la technique du biais d’ancrage tout ça …

AUCHAN : Le cynisme de la grande distribution poussé à son extrême

On le sait depuis de nombreuses années : la grande distribution a trouvé le filon. Elle confie à ses propres clients le soin d’exécuter des actes métiers qui relèvent de sa responsabilité. Pour faire simple, pour atteindre son objectif, c’est à dire maximiser son profit, elle trouve trouve les idées les plus tordues qu’un esprit humain puisse imaginer. Là, en l’occurrence, il s’agit de « détourner l’emploi ». J’explique …  le filon de la grande distribution, c’est demander aux clients de faire le boulot qui est le sien et qu’en toute logique il doit rémunérer.

J’illustre. Imaginez qu’un promoteur immobilier vous convainc qu’on est « jamais mieux servi que par soi-même ». En clair, il arrive à vous faire croire que votre maison ne sera jamais aussi bien construite que si c’est vous qui la construisez. Bref, vous allez empiler les agglos vous même et construire la maison de vos mains. Et … vous allez payer le promoteur immobilier 😉

Autre illustration : une compagnie aérienne vous explique que vous ne pouvez avoir confiance qu’en vous même. Bref, pour aller en vacances, vous pilotez vous-même l’avion et vous payez au prix fort le billet d’avion.

Dans les 2 cas, c’est tout bénéfice pour l’entreprise : elle supprime des postes de travail donc plus de salaires à payer. Et en plus, elle continue à vous faire payer pour le service … que finalement vous avez assuré vous-même … trop beau !

Revenons à notre supermarché AUCHAN : il supprime les vendeurs au rayon fruits et légumes. Donc il gagne une dizaine de salaires (au smic évidemment, faut quand même pas exagérer). Et pour assurer les actes métier qui sont indispensables, il demande aux clients de les exécuter lui-même : le client pèse lui-même ses fruits et légumes, attend la sortie de l’étiquette avec le prix et colle l’étiquette sur le paquet. Le client exécute les actes métier que normalement doit assurer un professionnel du magasin.

Bon, je vous passe le fait que … si le client exécute lui-même les gestes professionnels des salariés d’AUCHAN, nous sommes en présence de … « travail dissimulé » ? Tiens, oui, au fait … l’inspection du travail a-t-elle été prévenue ? Les supermarchés peuvent-ils demander à leurs clients d’effectuer des actes métier qui relèvent normalement de leur prérogative ? Oups … AUCHAN serait-il à l’origine du plus gros système de travail … « au black » ?

Bon, je n’insiste pas sur ce point. Mais le point sur lequel je souhaitais insister c’est que j’ai découvert ce soir que AUCHAN, non seulement demande à ses clients de bosser gratuitement pour lui mais en plus … pousse le cynisme jusqu’à dire à ses clients qu’ils sont responsables et surtout coupables de l’acte métier qu’ils réalisent eux-mêmes … c’est puissants, non ? Lisez cette affiche :

AUCHAN : le cynisme poussé à l'extrême

 

AUCHAN pousse le cynisme jusqu’à culpabiliser le client qui réalise des actes métiers qui devraient normalement être assurés par ses employés !!!